LE "MONSTRE DE FLORIDE" DE 1896 : CACHALOT OU PIEUVRE GEANTE ?

par Michel Raynal

Après l'énorme succès littéraire de son encyclopédie des animaux à la fin du dix-huitième siècle, le naturaliste Buffon avait demandé au malacologue (spécialiste des mollusques) Pierre Denys de Montfort de rédiger une suite consacré à ces invertébrés, qui fut effectivement publiée en 1801.

Aux termes d'un travail de recherche considérable, Denys de Montfort estimait qu'il existait deux types de céphalopodes géants, qu'il appela respectivement "Poulpe Kraken" et "Poulpe Colossal" :

l'ex-voto de Saint-Malo,

reproduit par Pierre Denys de Montfort

(1801).

Poulpes et calmars

Il existe pourtant un dossier passablement volumineux sur l'existence possible d'un tel "Poulpe Colossal". Avant de nous y plonger, il est bon toutefois de préciser quelques généralités zoologiques. Parmi les invertébrés, les poulpes font partie de l'embranchement des mollusques, littéralement les animaux mous. Dans cet embranchement, ils appartiennent à la classe des céphalopodes, étymologiquement ceux qui ont "la tête aux pieds", ce qui définit en effet assez justement leur curieuse anatomie.

Les céphalopodes actuels sont divisés en deux sous-classes : celle des tétrabranchiaux, ayant deux paires de branchies, qui ne sont représentés aujourd'hui que par les nautiles; et celle des dibranchiaux qui n'ont qu'une paire de branchies. Ces derniers à leur tour sont divisés en trois ordres : les décapodes (seiches et calmars), les octopodes (poulpes ou pieuvres) et les vampyromorphes (représentés par une seule espèce actuelle, Vampyroteuthis infernalis).

Au long de cette étude, on verra que tout tourne autour des poulpes et des calmars, chez qui l'on trouve les plus gros céphalopodes (et plus généralement, les plus gros invertébrés). Il est donc capital de préciser une bonne fois pour toutes ce qui les différencie. Je m'empresse de dire que "pieuvre" et "poulpe" sont rigoureusement synonymes, de même par exemple que les mots panthère et léopard, et désignent en conséquence tous deux exactement la même chose. Le mot poulpe dérive du vieux français polype, qui vient lui-même du grec polypos ("plusieurs pieds"), alors que "pieuvre" était le mot utilisé par les pêcheurs bretons, qui n'est entré dans langue française qu'à la suite de la parution du roman de Victor Hugo Les Travailleurs de la Mer (1866), qui a popularisé le terme.

Voyons donc ce qui permet de distinguer la pieuvre (ou poulpe, donc) du calmar :

calmar géant Architeuthis.

Il va sans dire que ces différences anatomiques s'accompagnent d'un habitat -- d'un biotope -- très différent. Le poulpe vit le plus souvent sur le fond (on dit que c'est un animal "benthique"), tapi dans quelque anfractuosité, dans les trous au milieu des rochers, guettant sa proie en chassant véritablement à l'affût. Le calmar, au contraire, est plus hydrodynamique, c'est un animal nageur de haute mer (il est dit "pélagique").

Pour ce qui est de la taille, on admet généralement que les plus gros céphalopodes sont les calmars super-géants du genre Architeuthis, et l'on trouve fréquemment dans la littérature spécialisée qu'ils peuvent atteindre 18 m de long. Encore faut-il préciser que cette longueur s'entend du bout de la nageoire à l'extrémité des tentacules ou fouets. Le plus grand spécimen officiellement admis est en fait celui échoué à Thimble Tickle (Terre-Neuve) en 1878 : 16,80 m de long suivant cette façon de mesurer, mais "seulement" une douzaine de mètres pour la seule masse corporelle (c'est-à-dire corps + tête + bras). Il vaut mieux d'ailleurs s'en tenir à cette notion de masse corporelle pour apprécier la taille des calmars, car les tentacules sont extensibles (leur taille est donc assez arbitraire), et ils sont souvent absents, sans doute sectionnés par quelque cachalot (Physeter macrocephalus). On sait en effet que ces mammifères marins leur livrent des combats titanesques pour s'en nourrir : on possède quelques témoignages hallucinants sur ces combats, lorsqu'ils se sont terminés en surface. Mais surtout, on a le contenu stomacal des cachalots : le régime alimentaire de ces cétacés à dents aux apnées stupéfiantes (ils peuvent plonger jusqu'à 1500 m, durant 30 voire 60 minutes !) est assez éclectique; mais il se compose surtout de céphalopodes, dont, parfois, des calmars géants. Ces derniers leur infligent de cruelles blessures avec leurs ventouses possédant un anneau corné (les poulpes en sont dépourvus, c'est encore une différence notable).

J'ai dit plus haut que le spécimen de Thimble Tickle était le plus grand Architeuthis "officiellement" connu. En réalité, on possède de nombreux indices donnant à penser qu'il en existe de plus grands, et même de beaucoup plus grands ! Il y a des témoignages de marins affirmant avoir vu de tels monstres ; il y a ceux de baleiniers ayant observé des cachalots harponnés vomir dans l'agonie des fragments de bras démesurés provenant de calmars d'une taille effrayante ; il y a enfin des preuves matérielles de la réalité de telles créatures : les cicatrices sur la peau des cachalots dues à des ventouses de calmars, dont on peut calculer la longueur par une simple règle de 3, par comparaison avec le diamètre des suçoirs de spécimens connus. Il est donc presque sûr que les calmars géants peuvent atteindre une longueur d'une cinquantaine, voire une centaine de mètres, fouets compris ! Ce dossier ayant pour objet l'existence de poulpes géants, je renvoie le lecteur curieux d'en savoir davantage sur ce passionnant problème, à l'ouvrage capital de Bernard Heuvelmans Dans le sillage des monstres marins (1958 et 1974), qui fait autorité sur la question. On y trouvera également un historique complet de la découverte des calmars géants Architeuthis, qui est très significatif d'un point de vue historique. Il se trouve en effet que les calmars géants ont été décrits de manière très précise et irréfutable depuis l'Antiquité, à la suite de divers échouages. Les marins scandinaves en ont fait leur légendaire Kraken, et il s'en trouvait même des fragments appréciables dans divers muséums avant que la science officielle ne se décide à entériner leur existence, au milieu du dix-neuvième siècle. Ce qui plus est, c'est à un teuthologue (c'est-à-dire un spécialiste des céphalopodes) danois, à l'esprit cryptozoologique avant l'heure, Johan Japetus Steenstrup, que l'on doit cette entrée dans la zoologie des calmars géants, longtemps tenus pour impossibles, nés de l'imagination des marins, et autres tissus de lieux communs.

Quant aux poulpes, on a coutume, pour rendre compte de leur taille, de donner la longueur totale, ou, plus souvent, l'envergure, c'est-à-dire la distance entre l'extrémité de deux bras diamétralement opposés. Il faut insister dès à présent sur le fait qu'il est complètement absurde de vouloir calculer l'envergure d'un poulpe en multipliant sa longueur totale par 2. En effet, chez le poulpe commun par exemple (Octopus vulgaris), les bras représentent environ les 5/6 de la longueur totale : ainsi, un spécimen de 1 m de longueur totale n'aurait pas 2 m d'envergure, mais seulement 1 m x (5/6) x 2 = 1,67 m.

Pour ce qui est des plus gros poulpes connus, l'espèce championne est -- officiellement, encore une fois -- le poulpe pointillé du Pacifique (Octopus dofleini), qui peut atteindre quelque 3 m de long et dans les 5 m d'envergure, pour une poids d'une trentaine ou une quarantaine de kg. Quant à notre "petit" poulpe commun de la Méditerranée, on lit généralement que son envergure atteint 2 ou 3 m, pour un poids d'une dizaine de kilogrammes.

Or, on a semble-t-il depuis maintenant un siècle, des éléments sérieux pour admettre l'existence d'un vrai "Poulpe Colossal", tel que l'entendait Denys de Montfort, à savoir d'une taille digne de rivaliser avec les plus grands Architeuthis...

Découvrez la suite de cette formidable enquête sur :

http://perso.wanadoo.fr/cryptozoo/floride/1896a.htm